Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
8 janvier 2018

JACQUES MILLE ET LA CARTOGRAPHIE DES CALANQUES

Dans son éblouissant ouvrage Les Calanques et massifs voisins. Histoire d’une cartographie («Grand prix historique de Provence, Maréchal de Villars, 2015» de l’Académie des sciences, lettres et arts de Marseille), Jacques Mille nous rappelle que les Marseillais ont longtemps méconnu, à cause d’un relief qui les rebutait, les merveilleuses calanques pourtant si proches de leur ville qui s’échancrent de Sormiou à Port Miou, entre le cap Croisette et Cassis.[1] Moi-même, la première fois que je les ai visitées, ce fut pour épater des amis californiens, leur montrer que nous avions largement de quoi rivaliser avec Big Sur. Je les persuadai sans mal qu’on pouvait imaginer Jack Kerouac, abrité par les rochers d’En Vau, transcrivant, une nuit de tempête, les sons de la Méditerranée comme il transcrirait ceux du Pacifique, et Henry Miller, dans une maison isolée sur les hauteurs, écrivant Port Pin et les oranges de Jérôme Bosch. Le premier aurait accepté de répondre à l’invitation du second, il aurait disposé, pour grimper, de la Carte touristique des massifs de Marseilleveyre et de Puget, réalisée par l’Institut Géographique National (1ère édition : 1955), enrichie des sentiers jalonnés par le Club alpin français et la Société  des excursionnistes marseillais – à laquelle Jacques Mille ne manque pas de signaler que les randonneurs d’aujourd’hui doivent beaucoup.

Mais que de tâtonnements et d’approximations pour en arriver là !

 

 

 

200x142_Mille-calanques-couv

 

 

Le voyage dans les représentations successives de l’espace côtier commence en 1290 avec la carte-portulan dite pisane, où le tracé de la côte entre Marseille et La Ciotat ainsi que deux poignées d’îles sont reconnaissables. La première nommée de nos calanques (terme dont nous apprenons qu’il ne se substitua à « port » qu’au XVIiIe siècle) est repérable sur l’Atlas catalan du Majorquin Abraham Cresques : il s’agit de portmin (Port Miou). On la retrouve sur la carte-portulan de son compatriote Mecia de Viladestes.

Les premières cartes imprimées, à partir de 1482, n’apportent pas de progrès immédiats, on serait tenté de dire «au contraire» en examinant la «Charte de France» de François de la Guillotière, où une seule échancrure apparaît entre le cap Croisette et La Ciotat. Sa médiocrité, nous explique Jacques Mille, tient «au fait que les cartographes d’alors, pour construire une carte générale, assemblaient en cabinet des cartes régionales provenant de différents auteurs», mais de la Provence, hélas, il n’existait avant 1591 «aucune carte fiable à relativement grande échelle, levée sur les lieux par un auteur en ayant une bonne connaissance…»

Mille annonce ici la carte de Pierre Jean Bompar, suivie de celle de Jacques Maretz, «La coste maritime de Prouvence» (1633), dédiée à son commanditaire, le cardinal de Richelieu, soucieux de protéger la côte de «la multiplication des raids barbaresques». Ces deux cartes illustrent le chapitre consacré aux «débuts d’une cartographie détaillée». C’est sur celle, manuscrite, de Maretz, que les calanques d’En Vau (P. veau) et de Port Pin (P. propin) sont cartographiées pour la première fois. Mille note que Maretz a bien rendu «la vigueur du relief montagneux et abrupt de Marseilleveyre à Cassis, puis au-delà vers La Ciotat» et qu’il a fourni «pour la première fois, un bon aperçu de la nature même de la région […] et de sa côte, avec des indications sur la végétation ou les cultures…» Malheureusement, cette carte manuscrite «n’a pas été connue des éditeurs de cartes et n’a donc pas servi à l’élaboration de cartes gravées». C’est ce qui explique sans doute l’effacement, par exemple, d’En Vau, qui ne réapparaît (sous le nom de Les Veaux) qu’en 1703 sur la carte également manuscrite d’Andrieu, «première représentation exacte de ce littoral». Réalisée grâce à «un levé original», cette carte demeura longtemps secrète, connue seulement de quelques initiés. Jacques Mille la révèle pour la première fois, sur trois splendides pages illustrées. Il consacre également trois pages à la carte de Louis Ferdinand comte de Marsilli, «première vision fiable imprimée de la côte des calanques entre Marseille et Cassis», mais inconnue des cartographes de son temps, car logée dans son Histoire physique de la mer (Amsterdam, 1725).

*

Le secret donne des ailes à l’ignorance, laquelle, en retour, le renforce. Parmi les «textes évoquant les calanques et les massifs voisins», Jacques Mille cite une lettre de 1644 de Mlle de Scudéry à Angélique Paulet. Madeleine, qui avait sûrement abattu déjà beaucoup de pages du Grand Cyrus, était venue à Marseille voir son frère Georges, gouverneur malgré lui du fort de Notre-Dame de la Garde. Elle écrit à Angélique : «En vérité, Notre-Dame-de-la-Garde est le plus beau lieu de la nature par sa situation. De la façon dont la place est disposée, il y a quatre aspects différents qui sont admirables. D’un côté, l’on a le port et la ville de Marseille sous ses pieds, et si près, que l’on entend les hautbois de vingt-deux galères qui y sont ; de l’autre, l’on découvre plus de douze mille bastides, pour parler en termes du pays ; du troisième, on voit les îles et la mer à perte de vue, et du quatrième, sans rien voir de tout ce que je viens de dire, on n’aperçoit qu’un grand désert tout hérissé de pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi affreuses que l’abondance est agréable de tous les autres endroits.»

(Ce «grand désert», c’est ce que les Américains appelleront chez eux «wild» ou «wilderness», que le traducteur du Kerouac de Sur la route rend par «région sauvage», «solitudes lugubres», «désordre» ou simplement «désert».) 

Quelques années plus tard, Mlle de Scudéry publiait, sous la signature de son frère gouverneur, Clélie, Histoire romaine. Ce volumineux roman contient, on le sait, la fameuse Carte du Pays de Tendre, ou Carte de Tendre, dont il est dit qu’elle «enseignait par où l’on pouvait aller de Nouvelle Amitié à Tendre : & qui ressemble tellement à une véritable Carte, qu’il y a des Mers, des Rivières, des Montagnes, un Lac, des Villes, & des Villages». Nous ignorons quelle «véritable carte» a en tête le personnage qui s’exprime de la sorte, mais nous voyons celle-ci gouvernée par une symétrie dont la nature n’offre guère d’exemples : un fleuve presque rectiligne traversant l’espace par le milieu, les villages également répartis sur les deux rives, l’estuaire grossi de deux affluents jumeaux, l’un à droite, l’autre à gauche. Combien plus précieuses (sans jeu de mots) sont les indécisions des géographes, qui n’ont pas pour priorité, en principe, de cartographier les passions. Celle qui les anime leur suffit. C’est peut-être pourquoi la géographie n’entrera franchement dans la littérature qu’avec Les Chouans de Balzac, inventeur, dira Julien Gracq, du «travelling aéropanoramique» et par conséquent cartographe.

Madeleine de Scudéry, qui ne l’est que de sentiments bien catalogués, a peur de la mer, de son fracas, de ses désordres. Dans Clélie, lorsque la Terre s’entrouvre entre les deux amants pour les séparer, c’est «avec des mugissements aussi effroyables que ceux de la Mer irritée». Sur la Carte de Tendre, le fleuve Inclination se jette dans la Mer dangereuse.   

*

Pour la cartographie, c’est pourtant de la mer que vient le salut, ainsi que le montre le passionnant chapitre de Jacques Mille sur les cartes marines du XVIIIe siècle. On les doit à une commande des patrons pêcheurs de Marseille, à un pilote des Galères du Roi, à un ingénieur hydrographe de la Marine (Jacques-Nicolas Bellin). Au moment où, dans la littérature française, l’armée, en la personne de Choderlos de Laclos (expert en fortifications et donc en frontières) inventorie les dangers non pas de la mer, mais des liaisons amoureuses, et nous vaccine contre la préciosité, fabricants de cartes civils et militaires suivent des chemins divergents. Analyste sans pareil de leurs œuvres, Jacques Mille affirme que les rares qui, «dans le cercle de la Marine, disposaient d’une cartographie exacte de cette partie de la côte provençale [laissaient] néanmoins circuler, en toute connaissance de cause, des cartes imprimées représentant la côte de façon erronée» – ce qui l’amène à confronter, au chapitre suivant, la carte de Cassini, qui porte un tracé aberrant du littoral des calanques, à la carte du Génie militaire, réalisée en 1777-1778 sous la direction de Jean Le Michaud d’Arçon, innovatrice sur bien des points, dont la toponymie et les chemins, et aux cartes des Ingénieurs de la Marine, plusieurs desquelles renseignent sur les fonds marins.

Tous ces cartographes ont beau parfois ruser lorsqu’ils se copient les uns les autres, aucun emprunt, aucune adaptation, aucune omission accidentelle ou volontaire ne semblent pouvoir échapper à l’œil de celui que nous avons choisi pour guide.  

Le secret militaire ne cesse que dans la seconde moitié du XIXe siècle avec la carte d’état-major au 80 000e. Très exacte mais peu lisible avec ses hachures, qui ont dû faire pester beaucoup d’étudiants en géographie, elle suscite critiques et améliorations notables de la part de la Société des excursionnistes marseillais. Des nombreuses surprises que les dernières pages du livre de Jacques Mille nous réserve, je ne mentionnerai que la Carte des Fjords Provençaux. Calanques entre Marseille-Veyre et Cassis, réalisée vers 1920 pour les Excursionnistes marseillais par A. Le Boulh.

N’allez pas en déduire que Les Calanques et massifs voisins. Histoire d’une cartographie nous propose une simple randonnée. On prend certes plaisir à feuilleter ce livre, à le parcourir, à en contempler les illustrations comme les tableaux ou les gravures d’une galerie. Mais il importe de se plier en outre au va-et-vient minutieux que l’auteur maintient de bout en bout entre un texte concis à l’extrême, pimenté de termes régionaux tels que «bouscatier», «mounine», «madrague», et des cartes que leur ambition de repousser, à l’époque où on les dessine, les frontières de l’irreprésentable, suffit, aussi limpides soient-elles, à rendre énigmatiques.[2]

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Jacques Mille, Les Calanques et massifs voisins. Histoire d’une cartographie, 1290- XXe siècle, 128 pages, 108 illustrations, préface de Georges Aillaud, président du Comité du Vieux-Marseille, Naturalia publications, Turriers (Alpes-de-Haute-Provence), 2015, 24 €.

[2] Il n’est pas saugrenu que les plus anciennes nous fassent songer aux peintures rupestres préhistoriques. Jacques Mille nous signale que certaines de celles-ci, selon certains chercheurs, pourraient être « analysées comme étant des cartes ». 

Publicité
Publicité
Commentaires
C
adrien, je découvre aujourd'hui ton blog et ce beau commentaire de mon bouquin... sept après sa parution ! Il était temps.<br /> <br /> merci pour ce beau texte où ta culture transparaît à chaque ligne.<br /> <br /> jacques
Répondre
Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
Publicité
Archives
Publicité