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Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
1 janvier 2020

Le poker d'as d'Olivier Mongin - et deux jolis jokers

Olivier Mongin, Visages de la France. Les acteurs, images d’une nation. Un cinéroman, Bayard, 2018.

 

L’idée est très originale d’images de la France depuis les années 1930 recueillies dans les yeux, les gestes, les postures, les destinées de film en film de quatre acteurs très populaires, « fictions vivantes » : 

Gabin, « grande gueule permanente », qu’il porte un uniforme ou bien qu’après la Libération il incarne flic ou gangster, camionneur  ou bourgeois. 

Belmondo, dont « on a toujours l’impression qu’il revient d’un champ de bataille et s’apprête à repartir au front ». 

Delon, « un insoumis toujours sur le pied de guerre »

Depardieu, en apparence « macho violent et insupportable », en réalité (si l’on peut dire, s’agissant d’une star) « homme timide qui s’entoure de toutes les femmes qui font le cinéma d’aujourd’hui ».

 

 

Unknown

 

 

Olivier Mongin, dont on n’a pas oublié Éclats de rire. Variations sur le corps comique (Le Seuil, 2002), interprète avec entrain de nouvelles variations sur les corps de ces quatre as :  

Gabin, dont les petits pas et la voix toujours bien placée trahissent, du soleil de la Légion étrangère aux ports embrumés, la formation sur les planches du Moulin-Rouge.

Belmondo : gueule anguleuse de boxeur, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi, comme le Gabin d’avant-guerre, une gueule d’amour —  le seul homme sur la couverture aux lèvres charnues, ce qui accentue son allure de jouisseur désinvolte.

Delon à la beauté stylisée, rebelle au déguisement et au grimage, dont le fameux chapeau soigné de Samouraï parisien, n’est qu’un attribut de son corps peu plausible de tueur à gages — à l’inverse de celui d’Alan Ladd évoluant, dans This Gun for Hire, parmi des hommes coiffés d’un galure pareil au sien.  

Depardieu, au corps « mixte, masculin et féminin […] protéiforme et multiple ».

Évidemment, puisque ces stars promènent sur les écrans des visages de la France, c’est que l’Histoire a son mot à dire, fusse en cachant ostensiblement son jeu. Sur ce point, les observations de Mongin sont des plus précieuses. 

Associe-t-on un peu vite Gabin au Front populaire ? Il démontre : « Quoi qu’il en soit des illusions de l’époque et des croyances en des lendemains progressistes, le corps aliéné de Gabin n’a aucune existence historique. » Et de rappeler que ce soldat de la 2e DB ne tourna aucun film sur la guerre (à la différence de Pierre Blanchar). 

La deuxième des trois parties, où Belmondo et Delon sont traités ensemble, s’intitule « Deux frères siamois en mal d’Histoire ». Et en effet : dans les films noirs de leur époque, « on parle [de la guerre] sans en parler »; « de Gabin à Depardieu, la France a perdu la mémoire » ; « Belmondo se déplace avec d’autant plus d’aisance que l’Histoire n’est pas son affaire ». 

Ce qui a pour conséquence, en même temps que pour cause, que le poison de la Collaboration s’infiltre dans les scénarios, invitant à considérer la Résistance (présentée comme uniquement intérieure) par ses plus petits côtés. Salutaire, de ce point de vue, le réquisitoire contre Michel Audiard que couronne ce verdict : « La tromperie sur l’histoire a bizarrement pris le dessus dans la machine à scénariser en France dans les années 1970. »

Concédons qu’à l’inverse de ses trois glorieux aînés, Depardieu jubile à incarner des personnages historiques, mais n’en déduisons pas trop vite que l’Histoire y gagne. Son Danton provient de la pièce de théâtre d’une Polonaise exaltée ; son Staline d’un roman français récent.

 Depardieu est plus un ogre qu’une star. C’est peut-être son époque qui veut ça. Aussi nous apparaît-il, sous la plume dévoreuse de Mongin, à la générosité si contagieuse qu’on brûle sans cesse de greffer ses réflexions sur les siennes, comme l’envers de la médaille Delon-Belmondo. Car le premier  « n’en finit pas de faire disparaître ses personnages de peur de perdre son identité personnelle… », ce qui n’est pas sans rapport, me semble-t-il, avec ce souvenir de lecture du second (Ferdinand, comme Céline, devenu Pierrot le fou, comme le chef du gang des tractions avant) — souvenir à l’attention d’Anna Karina (Marianne) du William Wilson d’Edgar Allan Poe : « Il avait croisé son double dans la rue. Il l'a cherché partout pour le tuer. Une fois que ça a été fait, il s'est aperçu que c'était lui-même qu'il avait tué, et que ce qui restait, c'était son double. » 

Olivier Mongin voyait du coin de l’œil, en écrivant ce livre, le reproche pendu au-dessus de sa tête : les acteurs, images d’une nation; pourquoi pas les actrices? Que ceux qui avaient ce reproche sur le bout de la langue se rassurent : elles sont là, bien plus par bonheur qu’on ne s’y attend, de Danielle Darrieux à Mireille Darc en passant par « ce coup de tonnerre corporel, la féminité de Bardot » et une Jeanne Moreau « jamais prisonnière de son image ». Ces deux dernières partagent même la couverture avec les quatre « mecs bien français », et seules elles y sourient, montrant leurs dents (celles de Jeanne Moreau les plus inquiétantes). Parmi les dédicataires, quatre actrices « qui sont parties trop vite », dont les noms sont faciles à deviner, parmi lesquelles je ne suis pas surpris qu’Olivier Mongin ait inscrit Dominique L. (assassinée par un Depardieu amoureux à la folie dans Dites-lui que je l’aime). Une question hante la fin du livre : « Si la star féminine n’est pas le double de la star masculine, qui est-elle? »

 

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