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Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
18 janvier 2021

Gérard Guégan ausculte Théodore Fraenkel

 

Sur la photo, le visage grave, le chapeau d’un comploteur sorti de l’ombre, le regard en coin illuminé comme sous un réverbère, font penser à un polar. En outre, ce poète médecin écrivit peu: il maniait plus volontiers le stéthoscope et la bouteille que le stylo. N’ai-je pas d’abord cru qu’il s’agissait, non pas de Théodore, mais de Michael, le prolixe correspondant de Henry Miller? Les rares qui le citaient, tel Michel Jarrety dans son Paul Valéry, c’était à propos de quelqu’un d’autre. Fraenkel, un éclair dans la nuit va comme un gant à ce personnage. (1) 

 

Fraenkel

 

Un original, à coup sûr, puisque, né dans une famille de mencheviks juifs exilés de Russie, il récitait dans sa jeunesse parisienne, comme s’il pressentait une prochaine terreur au pays des tsars, La Jeune Captive de Chénier. Original aussi parce que, comparse (études de médecine obligent) de Breton et de Vaché (dont quatre des Lettres de guerre lui sont adressées), puis d’Aragon, de Soupault, de Tzara, c’est moins par son espiègle participation à des conciliabules provocateurs qu’il nous retient, que par ses voyages mouvementés.

En 1917, rescapé des tranchées, il part pour la Russie et l’Ukraine avec une mission médicale française. Sur le bateau, il relit Isabelle de Gide et, à Kiev, Le Jardin de Bérénice, où on le devine séduit par cette observation de Barrès: «il est en nous des puissances […] invisibles à nos amis les plus attentifs, et de nous-mêmes mal connues.» Ensuite, Fraenkel essaie de se rendre utile dans le sanglant foutoir d’Odessa, où l’envie le démange d’écrire sur la révolution à la manière de Jarry et où il échappe de peu à la mort.

De retour en France, il finira par échapper aussi, après maintes conjurations de café, au surréalisme, à ses oukases et à son pape: «Je ne crois plus possibles les imprécations, la révolte verbale. […] La fantaisie spontanée a pu me donner quelques illusions; le rêve m’abandonne avec la mémoire.» Mais il reste proche de Robert Desnos et d’Antonin Artaud, avec lesquels il rédige la Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous, «l’un des textes fondateurs de ce qu’on appellera l’antipsychiatrie». Regrette-t-il alors un canular très cruel envers le modeste (selon Apollinaire) Pierre Albert-Birot, qui ne l’avait pas mérité?

Au début des années trente, Fraenkel tient chronique médicale dans l’hebdomadaire pacifiste de gauche Marianne, et c’est au même que de Catalogne, en 1936, il envoie sur l’Espagne en guerre civile des articles qui amèneront «les plus jeunes, les plus radicaux de ses lecteurs» à déplorer son indécision pourtant aussi compréhensible que précédemment à Odessa. Qui lui reprocherait aujourd’hui d’avoir diagnostiqué à Barcelone, entre anarchistes et communistes, «une profonde animosité qui se traduit chaque jour par des échanges de coups de feu»? À la mi-août, il est à bord du navire-hôpital qui accompagne l’expédition navale chargée de reprendre Majorque aux insurgés nationalistes soutenus par les fascistes italiens. Le chef de l’opération, le capitaine Alberto Bayo, ancien de la guerre du Rif, poète aussi, disons plutôt versificateur, conquiert une tête de pont sur la côte, mais l’aviation républicaine ne parvient pas à la protéger d’un ennemi sous-estimé et le débarquement tournera au désastre. Fraenkel est témoin du désarroi et de la panique qui d’emblée ont saisi les assaillants (que Bernanos appelait «les guignols catalans»), mais pas de la débandade finale puisqu’il ne participe que quatre jours à l’offensive. Rentré à Paris, il prédit à Robert Desnos, vers la fin août 1936, que les républicains ne gagneront pas la guerre.

Le chapitre «De la défaite à l’Occupation» est des plus précieux, car dans un récit où les ruptures ne manquent pas il témoigne, lettres à l’appui, de la durable émouvante amitié entre Fraenkel et Desnos.

En 1943, quelques mois après l’invasion par les Allemands de la zone non occupée, Fraenkel, alors à Clermont-Ferrand, se décide à rallier la France Libre en Afrique du Nord. Et le revoilà parti à vélo, en train, à pied par de rudes sentiers pyrénéens vers la Catalogne, d’où, via Casablanca, il gagnera Alger. Cette périlleuse et pénible excursion  dure trois mois.

De retour à Paris en septembre 1944, il est affecté en qualité de médecin, russophone de surcroît, au régiment de chasse Normandie-Niémen, et l’on se demande bien sûr s’il reverra Odessa. 

Deux ans plus tard, avant de cesser presque complètement d’écrire, il publie dans la revue Critique un hommage à Desnos, dont nous sont livrés de stupéfiants extraits prolongés par un poème, puis dans Les Temps Modernes, «Évasion de France (1943)», qu’il signe T.F., ce qui confirme à Guégan et à son lecteur que l’invisibilité est le fil rouge de sa destinée.

Si l’on préfère baptiser biographie cette romanesque histoire menée tambour et cœur battant, où ne manquent ni les liaisons amoureuses ni les mariages, et où la mort en 1964 de celui qui ne se voulait plus que le Dr Théodore Fraenkel nous réserve une surprise de taille (à laquelle nous a secrètement préparés une page riche de sentiment et de grammaire sur la réaction du même Fraenkel à la mort de Jacques Vaché), il faudra se souvenir que Guégan ne fait pas étalage de sa documentation, pourtant très fournie et très sûre, que ses dialogues les plus authentiques ont quelque chose de chaudement inventé et que, tirant son héros de la nuit froide de l’oubli, il en profite pour le tutoyer à l’occasion et même le rudoyer («ballot, n’exagère pas») comme un ami en qui il a toute confiance. 

 

***

(1) Gérard Guégan, Fraenkel, un éclair dans la nuit, Éditions de l’Olivier, 2021. Théodore Fraenkel ne figure au catalogue de la BNF que pour Carnets, 1916-1918 (Éd. des Cendres, 1990) et Contribution à l’étude des pigments biliaires dans l’intestin du nourrisson (1923). Quel éditeur mettra en chantier sa Correspondance?

 

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