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Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit

18 mai 2023

Adrien Le Bihan : AUSCHWITZ GRAFFITI

 

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Parution : 1er juin 2023

Pour toute commande : cherche-bruit@wanadoo.fr

 

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18 janvier 2021

Gérard Guégan ausculte Théodore Fraenkel

 

Sur la photo, le visage grave, le chapeau d’un comploteur sorti de l’ombre, le regard en coin illuminé comme sous un réverbère, font penser à un polar. En outre, ce poète médecin écrivit peu: il maniait plus volontiers le stéthoscope et la bouteille que le stylo. N’ai-je pas d’abord cru qu’il s’agissait, non pas de Théodore, mais de Michael, le prolixe correspondant de Henry Miller? Les rares qui le citaient, tel Michel Jarrety dans son Paul Valéry, c’était à propos de quelqu’un d’autre. Fraenkel, un éclair dans la nuit va comme un gant à ce personnage. (1) 

 

Fraenkel

 

Un original, à coup sûr, puisque, né dans une famille de mencheviks juifs exilés de Russie, il récitait dans sa jeunesse parisienne, comme s’il pressentait une prochaine terreur au pays des tsars, La Jeune Captive de Chénier. Original aussi parce que, comparse (études de médecine obligent) de Breton et de Vaché (dont quatre des Lettres de guerre lui sont adressées), puis d’Aragon, de Soupault, de Tzara, c’est moins par son espiègle participation à des conciliabules provocateurs qu’il nous retient, que par ses voyages mouvementés.

En 1917, rescapé des tranchées, il part pour la Russie et l’Ukraine avec une mission médicale française. Sur le bateau, il relit Isabelle de Gide et, à Kiev, Le Jardin de Bérénice, où on le devine séduit par cette observation de Barrès: «il est en nous des puissances […] invisibles à nos amis les plus attentifs, et de nous-mêmes mal connues.» Ensuite, Fraenkel essaie de se rendre utile dans le sanglant foutoir d’Odessa, où l’envie le démange d’écrire sur la révolution à la manière de Jarry et où il échappe de peu à la mort.

De retour en France, il finira par échapper aussi, après maintes conjurations de café, au surréalisme, à ses oukases et à son pape: «Je ne crois plus possibles les imprécations, la révolte verbale. […] La fantaisie spontanée a pu me donner quelques illusions; le rêve m’abandonne avec la mémoire.» Mais il reste proche de Robert Desnos et d’Antonin Artaud, avec lesquels il rédige la Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous, «l’un des textes fondateurs de ce qu’on appellera l’antipsychiatrie». Regrette-t-il alors un canular très cruel envers le modeste (selon Apollinaire) Pierre Albert-Birot, qui ne l’avait pas mérité?

Au début des années trente, Fraenkel tient chronique médicale dans l’hebdomadaire pacifiste de gauche Marianne, et c’est au même que de Catalogne, en 1936, il envoie sur l’Espagne en guerre civile des articles qui amèneront «les plus jeunes, les plus radicaux de ses lecteurs» à déplorer son indécision pourtant aussi compréhensible que précédemment à Odessa. Qui lui reprocherait aujourd’hui d’avoir diagnostiqué à Barcelone, entre anarchistes et communistes, «une profonde animosité qui se traduit chaque jour par des échanges de coups de feu»? À la mi-août, il est à bord du navire-hôpital qui accompagne l’expédition navale chargée de reprendre Majorque aux insurgés nationalistes soutenus par les fascistes italiens. Le chef de l’opération, le capitaine Alberto Bayo, ancien de la guerre du Rif, poète aussi, disons plutôt versificateur, conquiert une tête de pont sur la côte, mais l’aviation républicaine ne parvient pas à la protéger d’un ennemi sous-estimé et le débarquement tournera au désastre. Fraenkel est témoin du désarroi et de la panique qui d’emblée ont saisi les assaillants (que Bernanos appelait «les guignols catalans»), mais pas de la débandade finale puisqu’il ne participe que quatre jours à l’offensive. Rentré à Paris, il prédit à Robert Desnos, vers la fin août 1936, que les républicains ne gagneront pas la guerre.

Le chapitre «De la défaite à l’Occupation» est des plus précieux, car dans un récit où les ruptures ne manquent pas il témoigne, lettres à l’appui, de la durable émouvante amitié entre Fraenkel et Desnos.

En 1943, quelques mois après l’invasion par les Allemands de la zone non occupée, Fraenkel, alors à Clermont-Ferrand, se décide à rallier la France Libre en Afrique du Nord. Et le revoilà parti à vélo, en train, à pied par de rudes sentiers pyrénéens vers la Catalogne, d’où, via Casablanca, il gagnera Alger. Cette périlleuse et pénible excursion  dure trois mois.

De retour à Paris en septembre 1944, il est affecté en qualité de médecin, russophone de surcroît, au régiment de chasse Normandie-Niémen, et l’on se demande bien sûr s’il reverra Odessa. 

Deux ans plus tard, avant de cesser presque complètement d’écrire, il publie dans la revue Critique un hommage à Desnos, dont nous sont livrés de stupéfiants extraits prolongés par un poème, puis dans Les Temps Modernes, «Évasion de France (1943)», qu’il signe T.F., ce qui confirme à Guégan et à son lecteur que l’invisibilité est le fil rouge de sa destinée.

Si l’on préfère baptiser biographie cette romanesque histoire menée tambour et cœur battant, où ne manquent ni les liaisons amoureuses ni les mariages, et où la mort en 1964 de celui qui ne se voulait plus que le Dr Théodore Fraenkel nous réserve une surprise de taille (à laquelle nous a secrètement préparés une page riche de sentiment et de grammaire sur la réaction du même Fraenkel à la mort de Jacques Vaché), il faudra se souvenir que Guégan ne fait pas étalage de sa documentation, pourtant très fournie et très sûre, que ses dialogues les plus authentiques ont quelque chose de chaudement inventé et que, tirant son héros de la nuit froide de l’oubli, il en profite pour le tutoyer à l’occasion et même le rudoyer («ballot, n’exagère pas») comme un ami en qui il a toute confiance. 

 

***

(1) Gérard Guégan, Fraenkel, un éclair dans la nuit, Éditions de l’Olivier, 2021. Théodore Fraenkel ne figure au catalogue de la BNF que pour Carnets, 1916-1918 (Éd. des Cendres, 1990) et Contribution à l’étude des pigments biliaires dans l’intestin du nourrisson (1923). Quel éditeur mettra en chantier sa Correspondance?

 

8 décembre 2020

Lettre d’une inconnue, deux films d’après Stefan Zweig

 

Le jour de ses quarante-et-un ans, R., romancier viennois, reçoit d’une amante oubliée une copieuse lettre non signée, sans adresse d’expéditeur. En épigraphe : «À toi, toi qui ne m’as jamais connue.» L’entrée en matière qui suit, qui reviendra comme un refrain, est on ne peut plus dramatique : «Mon enfant est mort hier.» La curiosité du romancier sera piquée davantage par : «… tu ne dois connaître mon secret qu’à ma mort, lorsque me répondre ne sera plus possible…» Silencieuse escorte des décès annoncés, le mot «secret» apparaît plus de dix fois dans le récit de l’inconnue, rivalisant, pour lui donner sa couleur, avec «ombre» et «oubli».

 

*

 

Ainsi commence mon dernier essai dans la revue Sigila, revue transdisciplinaire sur le secret, n°46 «Correspondances», automne-hiver 2020, p. 97-106.

 

En voici le résumé

 

De Lettre d’une inconnue, de Stefan Zweig, on connaît surtout deux adaptations cinématographiques : l’une fameuse, de Max Ophuls (1948), l’autre de Jacques Deray (2002). Les rapports de ces films avec la missive de la mystérieuse et tragique héroïne autrichienne, leurs concordances et leurs divergences, sont examinés jusque dans leurs plus fâcheuses lacunes.

 

Ci-dessous, Louis Jourdan dans le rôle de l’écrivain du film d’Ophuls.

 

 

 

 

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27 octobre 2020

POUR LUDWIK FLASZEN

 

En hommage à Ludwik Flaszen, mort à Paris le 24 octobre 2020, voici le début d’un texte de son recueil Le Chirographe, que j’eus le plaisir de traduire du polonais en collaboration avec lui, et de publier en 1990 aux éditions La Découverte.

*

Le livre

  

1.  Un livre, on le conçoit, on l’écrit, on le publie.

Un livre, on le consomme, on le digère, on le sécrète.

Des livres, il y en a une quantité innombrable. Ils nous traversent comme ils traverseraient un dispositif prévu — suivant son rôle — pour écrire ou pour lire. Ils gonflent en nous ce monde intérimaire, dépourvu d’obligations, grâce auquel nous nous ajustons à l’étroitesse et à la petitesse de notre vie. Un livre, c’est un narcotique qui nous permet de nous rêver changés, alors que l’existence nous colle à la routine, de nous rêver connaissant, alors que nous ne vivons pas la vérité, de nous rêver existant, alors que nous végétons à peine. Un livre, ça nous complète — mais ne nous comble pas, ne nous fait pas. C’est commode.

 

2.  Un livre, objet de consommation, se dégrade. Mais le livre. Il ne se jette pas à la poubelle, avec les ordures, comme une chose usée — les vieillards ne jettent pas le pain non plus.

 

3.  Un livre est écrit par un homme de lettres, publié par un éditeur, lu par un lecteur. Un livre, donc, est écrit par une institution, publié par une institution, lu par une institution. Un livre est écrit pour devenir une institution dans un monde d’institutions. Il en va autrement du livre. Car avant de l’accomplir tu n’es pas encore, en l’accomplissant tu deviens, et lorsque tu l’as accompli tu n’es pas, car tu es quelqu’un d’autre.

 

4.  Le livre est à un livre ce que l’action est aux activités. Peut-être qu’aujourd’hui c’est seulement un livre qui est possible? Qu’on se demande alors s’il vaut la peine qu’il coûte.

 

5.  Le livre — il n’y en a qu’un probablement. Le reste, ce sont des versions. Les versions sont la nostalgie, la recherche de l’original.

 

6.  Le livre n’est pas une œuvre de l’imaginaire, un jeu d’illusion, un caprice de l’invention. Il n’est pas là pour que tu puisses t’oublier, échapper en douce à l’inanité de ton existence. En aucun cas non plus il n’est une consolation dans la virtuosité. Le livre est une expérience qui continuellement dévore le déjà expérimenté pour, l’ayant englouti, devenir une nouvelle naissance.

 

[…]

 

 

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13 septembre 2020

Isaac Babel, Primo Levi et Alain Finkielkraut

Relisant les Voyages de Gulliver, j’y retrouve cette pensée réjouissante que Swift attribue à Cicéron: «Il n’est rien de si absurde qui n’ait été avancé par quelque philosophe.»

Elle me rappelle qu’il y a quelques années Alain Finkielkraut m’invita à «Répliques», son émission de radio, pour y parler d’Isaac Babel, dont ma biographie venait de paraître chez Perrin.

La plupart des auditeurs ne connaissant Babel que de nom, j’avais prévu, avant tout commentaire, de lire le premier récit de Cavalerie rouge, «La traversée du Zbroutch», celui où «un soleil orange roule dans le ciel comme une tête tranchée». Appuyé par Pierre Pachet, qui devait participer aussi à l’émission et qui n’aimait guère ce récit, Finkielkraut essaya en coulisses de m’en dissuader, mais j’y tenais beaucoup et j’en donnai lecture. J’aurais eu à plaider, j’aurais pu invoquer l’ouvrage de Primo Levi À la recherche des racines, mais je n’ai mis la main dessus que tout récemment. 

 

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Au fil des trente chapitres de cette Anthologie personnelle, Primo Levi reproduit des textes d’écrivains qui l’ont marqué, du Livre de Job à Celan, de Marco Polo à T. S. Eliot. Consacré à Isaac Babel, comme son titre «Le Juif à cheval» le laisse entendre, le chapitre 18 contient deux récits de Cavalerie rouge, «Le sel» et «La traversée du Zbroutch».

Ainsi, incontestablement, donne-t-il sur les ondes la victoire au lutin sur un géant des médias!

L’auteur de Si ça, c’est un homme explique son choix:

«Nous sommes plongés dans la guerre russo-polonaise de 1920, et la cruauté de ces deux récits nous laisse sans voix. Jusqu’à quel point est-il légitime d’exploiter littérairement la violence? Certes, il existe une limite au-delà de laquelle on s’expose à des péchés mortels, à l’esthétisme, au sadisme, au cannibalisme avilissant d’un certain public. Babel est proche de cette limite, mais ne la franchit pas. Il est sauvé par la piété, qui s’habille pudiquement d’ironie.»

 

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1 janvier 2020

Le poker d'as d'Olivier Mongin - et deux jolis jokers

Olivier Mongin, Visages de la France. Les acteurs, images d’une nation. Un cinéroman, Bayard, 2018.

 

L’idée est très originale d’images de la France depuis les années 1930 recueillies dans les yeux, les gestes, les postures, les destinées de film en film de quatre acteurs très populaires, « fictions vivantes » : 

Gabin, « grande gueule permanente », qu’il porte un uniforme ou bien qu’après la Libération il incarne flic ou gangster, camionneur  ou bourgeois. 

Belmondo, dont « on a toujours l’impression qu’il revient d’un champ de bataille et s’apprête à repartir au front ». 

Delon, « un insoumis toujours sur le pied de guerre »

Depardieu, en apparence « macho violent et insupportable », en réalité (si l’on peut dire, s’agissant d’une star) « homme timide qui s’entoure de toutes les femmes qui font le cinéma d’aujourd’hui ».

 

 

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Olivier Mongin, dont on n’a pas oublié Éclats de rire. Variations sur le corps comique (Le Seuil, 2002), interprète avec entrain de nouvelles variations sur les corps de ces quatre as :  

Gabin, dont les petits pas et la voix toujours bien placée trahissent, du soleil de la Légion étrangère aux ports embrumés, la formation sur les planches du Moulin-Rouge.

Belmondo : gueule anguleuse de boxeur, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi, comme le Gabin d’avant-guerre, une gueule d’amour —  le seul homme sur la couverture aux lèvres charnues, ce qui accentue son allure de jouisseur désinvolte.

Delon à la beauté stylisée, rebelle au déguisement et au grimage, dont le fameux chapeau soigné de Samouraï parisien, n’est qu’un attribut de son corps peu plausible de tueur à gages — à l’inverse de celui d’Alan Ladd évoluant, dans This Gun for Hire, parmi des hommes coiffés d’un galure pareil au sien.  

Depardieu, au corps « mixte, masculin et féminin […] protéiforme et multiple ».

Évidemment, puisque ces stars promènent sur les écrans des visages de la France, c’est que l’Histoire a son mot à dire, fusse en cachant ostensiblement son jeu. Sur ce point, les observations de Mongin sont des plus précieuses. 

Associe-t-on un peu vite Gabin au Front populaire ? Il démontre : « Quoi qu’il en soit des illusions de l’époque et des croyances en des lendemains progressistes, le corps aliéné de Gabin n’a aucune existence historique. » Et de rappeler que ce soldat de la 2e DB ne tourna aucun film sur la guerre (à la différence de Pierre Blanchar). 

La deuxième des trois parties, où Belmondo et Delon sont traités ensemble, s’intitule « Deux frères siamois en mal d’Histoire ». Et en effet : dans les films noirs de leur époque, « on parle [de la guerre] sans en parler »; « de Gabin à Depardieu, la France a perdu la mémoire » ; « Belmondo se déplace avec d’autant plus d’aisance que l’Histoire n’est pas son affaire ». 

Ce qui a pour conséquence, en même temps que pour cause, que le poison de la Collaboration s’infiltre dans les scénarios, invitant à considérer la Résistance (présentée comme uniquement intérieure) par ses plus petits côtés. Salutaire, de ce point de vue, le réquisitoire contre Michel Audiard que couronne ce verdict : « La tromperie sur l’histoire a bizarrement pris le dessus dans la machine à scénariser en France dans les années 1970. »

Concédons qu’à l’inverse de ses trois glorieux aînés, Depardieu jubile à incarner des personnages historiques, mais n’en déduisons pas trop vite que l’Histoire y gagne. Son Danton provient de la pièce de théâtre d’une Polonaise exaltée ; son Staline d’un roman français récent.

 Depardieu est plus un ogre qu’une star. C’est peut-être son époque qui veut ça. Aussi nous apparaît-il, sous la plume dévoreuse de Mongin, à la générosité si contagieuse qu’on brûle sans cesse de greffer ses réflexions sur les siennes, comme l’envers de la médaille Delon-Belmondo. Car le premier  « n’en finit pas de faire disparaître ses personnages de peur de perdre son identité personnelle… », ce qui n’est pas sans rapport, me semble-t-il, avec ce souvenir de lecture du second (Ferdinand, comme Céline, devenu Pierrot le fou, comme le chef du gang des tractions avant) — souvenir à l’attention d’Anna Karina (Marianne) du William Wilson d’Edgar Allan Poe : « Il avait croisé son double dans la rue. Il l'a cherché partout pour le tuer. Une fois que ça a été fait, il s'est aperçu que c'était lui-même qu'il avait tué, et que ce qui restait, c'était son double. » 

Olivier Mongin voyait du coin de l’œil, en écrivant ce livre, le reproche pendu au-dessus de sa tête : les acteurs, images d’une nation; pourquoi pas les actrices? Que ceux qui avaient ce reproche sur le bout de la langue se rassurent : elles sont là, bien plus par bonheur qu’on ne s’y attend, de Danielle Darrieux à Mireille Darc en passant par « ce coup de tonnerre corporel, la féminité de Bardot » et une Jeanne Moreau « jamais prisonnière de son image ». Ces deux dernières partagent même la couverture avec les quatre « mecs bien français », et seules elles y sourient, montrant leurs dents (celles de Jeanne Moreau les plus inquiétantes). Parmi les dédicataires, quatre actrices « qui sont parties trop vite », dont les noms sont faciles à deviner, parmi lesquelles je ne suis pas surpris qu’Olivier Mongin ait inscrit Dominique L. (assassinée par un Depardieu amoureux à la folie dans Dites-lui que je l’aime). Une question hante la fin du livre : « Si la star féminine n’est pas le double de la star masculine, qui est-elle? »

 

7 juin 2019

Une biographie limpide, cousue main

 

Profitant qu’une journaliste du Monde vient de publier une biographie de Lagerfeld sous le titre Kaiser Karl, Michéa Jacobi   inscrit la sienne sur Facebook du même personnage : image de l’objet et texte complet.

Jorge Luis Borges définissait la biographie : « Un exercice de minutie, une absurdité. Certaines comportent exclusivement des changements de domicile. »

Czesław Miłosz renchérit dans son Abécédaire : « Toutes les biographies sont fausses […]. Telles des coquilles, elles ne nous renseignent guère sur le mollusque qui les habitait. » (N’ayant pas sous la main la traduction par Laurence Dyèvre de cet Abécédaire, je traduis moi-même du polonais.)

Par bonheur, l’ouvrage de Jacobi sur le couturier qui fut à la mode, se joue de ces écueils et, par son titre Lagerfeld En vitesse, annonce qu’on ne s’y perdra pas en broderies, anecdotes ou comparaisons frivoles (avec, par exemple, un Kaiser acclamé pour ses ciseaux quand il jouait au Bayern Munich). 

La vérité vraie dans une biographie, on ne l’attendait certes pas et pourtant la voici en deux mots : « Il jacassait ».

 

 

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Laissons les critiques de Vogue, de Fait main, de Coudre ou du Point se demander si l’auteur n’aurait pas pu faire plus bref en supprimant le « il », et retenons que le verbe de ce texte complet, un franco-provençalisme de la langue française, ne saurait être mieux choisi, car il résume à la fois le protagoniste et le penchant aux piailleries de ses admirateurs (sans parler des abonnés du réseau social où Lagerfeld en vitesse s’affiche). 

Que de textes envolés battent des ailes dans ce constat qui nous dispense de leur courir après : « Il jacassait » ! 

Par une piquante allusion, nos oreilles s’y trouvent même aiguillées vers l’alphabet : i - j - k.

Les éditions Lapidaire soient remerciées de nous avoir offert ce livre sans prix, dont on n'a pas à tourner les pages. 

 

22 mars 2018

À propos d’Alain Chartier, dit Alain

 

Le Journal inédit d’Alain (1937-1950), que l’on vient d’exhumer, révèle qu’il tenait l’auteur de Mein Kampf pour « un esprit moderne, un esprit invincible » et que, le 22 juillet 1940, il nota : « J’espère que l’Allemand vaincra, car il ne faut pas que le genre de Gaulle l’emporte chez nous. »

Je m’en réjouis d’autant plus d’avoir publié dans De Gaulle écrivain (1ère édition 1996, réédition Fayard/Pluriel, 2010, p. 50-51) les lignes suivantes :

 

André Maurois était un radical, comme son maître Alain. S’il appelle son professeur Le philosophe, alors que professeur de philosophie et philosophe sont rarement synonymes, c’est parce qu’Alain, qui fut soldat de deuxième classe et canonnier pendant la guerre, lui sert de modèle. Selon Alain, le radical est celui qui dit non, qui inflexiblement oppose la défiance aux projets et aux raisons du chef, qui exerce « un contrôle clairvoyant, résolu, sans cœur, sur les actions et encore plus sur les discours du chef ». Le chef me parle de la patrie? Il en veut à ma liberté et à ma vie. Le chef veut se faire aimer? Refusons. C’est déjà bien assez d’obéir; c’est presque trop. Seules les âmes faibles « ne savent point obéir sans aimer ». Si nous aimons le chef, nous ne serons pas tentés de désobéir. Or, prétend Alain, « toutes les désobéissances sont républicaines ». « Le principe du vrai courage, c’est le doute. » 

Personne en France ne s’est davantage défié de ses chefs que de Gaulle à partir de 1925. Personne en France n’a aussi bien désobéi que lui en juin 1940. Mais il s’est défié, il a désobéi dans des circonstances données. L’attitude d’Alain est radicale en ceci qu’elle ne dépend pas des circonstances. Alain a persuadé Maurois, qui voudrait persuader ses lecteurs de l’entre-deux-guerres, que le chef parle toujours au nom d’une situation qu’il prétend n’avoir pas faite, ni voulue et ne point approuver. Or  « s’il n’y avait pas d’ennemi en armes, ou cru tel, qui donc se soumettrait à la discipline militaire? » Cette argumentation est la plus antigaullienne qui soit. De Gaulle a toujours eu pour contradicteurs des gens qui s’en inspiraient. Jusqu’au bout, elle a été en travers de son chemin. C’est au moment où il commence à se défier de ses chefs, avant tout de Pétain, qu’il note la réponse de Méphisto à Faust pour l’opposer à ses adversaires : « Je suis celui qui nie tout! » Il montre par là que sa défiance n’est pas une défiance de principe.

« S’il n’y avait pas d’ennemi en armes ou cru tel. » Ce « cru tel » sonne mal, et presque faux. Il insinue que l’ennemi en armes pourrait bien n’exister que dans l’imagination ou l’ambition du chef.  Alain et Maurois n’envisageaient guère, dans les années vingt, un nouveau conflit avec l’Allemagne. Voulaient-ils même en entendre parler? Craignaient-ils, par superstition, de le déclencher en l’évoquant? Se rendaient-ils compte que l’on courait grand risque à ne pas l’évoquer?

 

9 janvier 2018

La sanglante féerie de Robert Browning

Browning est mal connu en France. Son œuvre la plus souvent traduite est un conte rimé, que l’on destine aux enfants : Le joueur de pipeau d’Hamelin. Les dernières éditions françaises de Sordello et de Pippa Passes remontent respectivement, pour le poème, à 1952 et, pour la pièce, à 1954. The Ring and The Book, publié à Londres en 1868-1869, ne fut traduit par Georges Connes, de sa propre initiative, qu’en 1942-1943. Divers contretemps retardèrent jusqu’à 1959 la sortie chez Gallimard de son ouvrage, que Le Bruit du Temps a remis en circulation dans une édition bilingue.[1]

Ce n’est pas la difficulté qui est en cause. Dans ce massif de 21.116 vers blancs, Arthur Symons, au début du siècle dernier, en dénombrait seulement 116 exigeant d’un lecteur moyen qu’il les lise deux fois pour les comprendre. Mais à l’époque où André Gide, Charles Du Bos et René Lalou la montaient en épingle, une épopée de ce genre avait (sauf la splendeur) peu d’atouts à faire valoir en France. Outre le préjugé selon lequel l’écrivain n’est pas armé pour chasser sur les terres de l’historien et réciproquement (qui amène certains à prétendre aujourd’hui que les Mémoires de Guerre de De Gaulle n’ont rien à voir avec la littérature), on peut supposer que L’Anneau et le Livre souffrit (pour nous en tenir aux causes célèbres italiennes) de la comparaison avec Les Cenci de Shelley et avec leur nombreuse descendance.

Béatrice Cenci se venge des relations incestueuses que son père lui a imposées, en l’assassinant à l’aide de complices. En 1599, Clément VIII la laisse décapiter et elle s’auréole du triple prestige de l’inceste, du parricide et de l’immolation. À propos de la tragédie d’Antonin Artaud, «sur un thème de Stendhal et de Shelley» (la pièce en décasyllabes du second reléguée derrière la chronique ultérieure), Pierre Jean Jouve écrivit : «La fille violée par son père, qui le tue, ne se reconnaît pas coupable, mais que la société met à mort, ceci fait exactement partie de nous […]. Le Drame Cenci est un des drames éternels, pour ainsi dire immuables, comme celui d’Œdipe et celui de Lear, dont Shelley dit dans sa Préface qu’ils sont dans la tradition, antérieurement à tout ouvrage tragique.»

L’affaire dont Browning s’empara ne lui fournit ni inceste ni parricide. Le sort de la modeste héroïne, bien que sans doute violée elle aussi, mais par son mari, ne ressemble guère à celui de la belle Béatrice. Aucun tableau de maître ne nous a transmis son image.

*

De même qu’une copie de documents d’archives avait suggéré à Shelley l’idée des Cenci, le point de départ de Browning est une trouvaille, sur un marché aux puces à Florence. Le trésor lui a coûté une lire : «Le voici, je le lance en l’air, je le rattrape : format, petit in-quarto; partie imprimé, partie manuscrit; pour la forme, c’est un livre; dans la réalité, du fait à l’état brut, sécrété par la vie humaine, quand des cœurs palpitaient fort, des cerveaux battaient, inondés par la montée du sang, il y a deux siècles. Rendez-le moi ! Il fait du bien à toucher et à voir.» D’emblée, cette joie est communicative. Elle prélude à un parfait accomplissement, selon Chesterton, de «la poésie du débris».

Ce vieux livre jaune et carré contient les documents juridiques relatifs au procès,  à Rome, en 1697, du comte Guido Franceschini, assassin de sa femme Pompilia (17 ans, mariée à 13) et des parents adoptifs de celle-ci, Violante et Pietro Comparini. S’appuyant sur ces textes latins et sur une ancienne brochure, Browning, familier des chroniques italiennes depuis qu’il a composé Sordello, assez informé de l’histoire et des mœurs de l’Italie depuis le XIIIe siècle pour prendre avec elles les libertés qu’il juge nécessaires, composa en quatre ans, après la mort de sa femme, douze monologues où s’expriment, à l’exception évidemment des Comparini, les principaux acteurs du drame et du procès.

Ainsi, après les porte-parole de bavards d’une moitié de Rome et de l’autre moitié, et «le tiers point de vue» qui se fait fort de trier parmi les racontars, entend-on successivement l’Arétin Franceschini; le prêtre Giuseppe Caponsacchi, qui a aidé Pompilia à s’enfuir du domicile conjugal pour revenir d’Arezzo à Rome, et qui a déjà été emprisonné pour cela; Pompilia mourante, mais lucide sur son lit d’hôpital (heureuse que son fils Gaétan, né huit mois après la fugue, ait échappé au massacre); deux avocats, aux plaidoiries parfumées de termes latins; le pape Innocent XII interrogeant, pour y voir clair, toute l’histoire des papes; Guido Franceschini une seconde fois; et Browning en personne qui, dans le premier monologue, unit l’anneau (symbolisant le travail d’orfèvre du poète sur la matière brute) à «la chose signifiée», au vieux livre, et qui dans le dernier boucle la boucle après avoir épousé (en apparence du moins) les points de vue de tous les personnages, identifiant chacun, ainsi que Yann Tholoniat l’a formulé, à un «point de voix».

*

Victime de sa mère qui la vendit toute jeune à des bourgeois de Rome, ces Comparini; de la mère numéro deux, Violante, qui négocia son précoce mariage dans l’espoir d’une alliance aristocratique; d’un mari floué parce qu’on lui avait fait miroiter une généreuse dot («en fait de dot, la poussière de la route»), auquel elle résiste parce qu’il est vieux, laid, mesquin et violent; de l’archevêque allié du mari (ce prélat compare la rebelle à une figue qui, pour s’être refusée au bec de l’oiseau, sera assaillie par trois cent mille abeilles et guêpes); du religieux son beau-frère qui cherche à la séduire; de ragots étayés de fausses lettres d’amour la faisant passer pour maîtresse de Caponsacchi; victime enfin de vingt-deux coups de poignard, dont cinq mortels – Pompilia, traitée (c’est elle qui l’affirme) comme un bien meuble, aurait largement de quoi réclamer vengeance. Pourtant, soulagée d’avoir placé son fils en lieu sûr, elle ne se plaint du mal qu’on lui a fait qu’«avec la plus déchirante tendresse», elle «ne récrimine jamais», pour reprendre des termes de Charles Du Bos, lequel explique la relative indifférence des Français à Robert Browning en constatant : ils «se croient toujours des agents, alors que les êtres humains ne sont le plus souvent que des jouets».

Pompilia est une innocente qui n’a prise sur rien ni sur personne, à l’exception de Caponsacchi. Loin de la pervertir, son drame lui enseigne à dire que l’oubli fait obstacle au pardon. Ce pardon, Guido n’en a que faire. Pour justifier son crime, qui ne l’a pas empêché de dormir, il avance des raisons sociales. En se mariant, explique-t-il, il a conclu un marché, consentant à échanger sa noblesse contre la toute jeune femme et un pécule : «Si, plaide-t-il devant la justice papale, ce que je donnais pour ma part du troc, le style, l’éclat […], était sans valeur – alors la société s’écroule, ses règles sont le caquetage d’un idiot.» Raisonnement guère éloigné de celui du militaire que Stavroguine (un autre noble) approuve dans Les Possédés : «Si Dieu n’existe pas, que signifie alors mon grade de capitaine.»

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La même histoire contée dix fois avec des accents divers, on a du mal à y démêler le vrai du faux. On n’est sûr souvent que de «la flambée du fait» : le meurtre. Guido raille la bourse pleine de toiles d’araignées que lui a laissée son père, mais il exagère peut-être. Bien qu’il accuse Pompilia d’avoir fait du charme, sous sa fenêtre, à Caponsacchi, alors qu’auparavant (prétend-il) elle raffinait sur la chasteté pour qu’on ne la croie pas fille de putain, on incline à croire qu’il a tout fait pour les jeter dans les bras l’un de l’autre, provoquant leur départ clandestin. Le pape est de cet avis, mais nous indispose en fourrant Guido dans le même sac que «l’autre Arétin», l’auteur des Sonnets luxurieux

Pompilia déplore que l’on sous-estime Caponsacchi : «lorsque, à travers la châsse de cristal, je vous montre la pureté dans sa quintessence, vous discernez tous une araignée en son milieu.» Elle ne soupçonne pas comme il est étrange, ce Caponsacchi, dont un ancêtre figure comme Sordello dans la Divine Comédie. Il s’était soumis à la tonsure, fortifié par l’encouragement de l’évêque à écrire des vers «sous le sceptre de la beauté et de la mode». Le sourire de Pompilia l’écarta logiquement de la Somme de saint Thomas. Rien d’étonnant si les mobiles de ce chanoine, devenu «cavalier, affirmé par la cape et l’épée», ne sont pas clairs. De tous les personnages, il est le plus «composite», signe selon Browning qu’il est un astre de bon aloi. On le voit déçu lorsque Pompilia, pendant leur voyage, entre Arezzo et Rome, lui réclame des lectures pieuses. Sa dévotion à la jeune femme, à son visage,fait de lui un ecclésiastique moins futile, mais aussi un violent, du moins en paroles. Il déplore que les juges qui l’emprisonnèrent, privant d’un protecteur Pompilia revenue chez les Comparini, n’aient pas ordonné l’exécution préventive de Guido; il va jusqu’à regretter de ne pas l’avoir supprimé : «la création purgée de cette erreur du Créateur, l’homme racheté, un crachat effacé de la face de Dieu !» Le comte condamné à mort par Innocent XII, nonobstant les droits du noble mari sur sa femme, retournera l’argument contre Dieu, en des termes similaires : «Je ne suis qu’une immense et totale erreur; et à qui la faute? pas à moi, en tout cas, qui ne me suis point créé moi-même!» 

Les récits dispensent méprises, leurres, pièges, déguisements, en des réverbérations multiples. La jeune agonisante ne sait pas écrire, mais à l’écouter, on ne la croirait pas analphabète. Il est vrai qu’elle n’a pas à la bouche, comme d’autres discoureurs, les noms d’Ovide et de Virgile, auxquels l’assassin et son adversaire chanoine ajoutent Catulle. C’est vers elle en tout cas que tout converge dans cet édifice de paroles, de rythmes, ce dodécaèdre plus vrai que les témoignages humains dont il est fait. Elle semble pressentir à contrecœur la forme de l’œuvre qu’elle habitera : «les échos, ça meurt, ça ne se répercute pas à l’infini; pourquoi faudrait-il que toujours un mal fasse écho à un autre et que nos oreilles n’en aient jamais fini du bruit?»  Ce disant, elle projette un reflet inversé de l’avertissement de l’auteur : «juger sur des voix; ce que nous appelons le témoignage; tumulte qui se répercute, fait vivant dont le bruit s’assourdit, discuté, répandu, dispersé en murmures; et pourtant source de tout ce qu’il semble que nous apprenions : car que savons-nous, sinon ce que des mots nous apportent?» «For how else know we save by worth of word?» Ce qui confirme que la succession des monologues est trompeuse, qu’en dépit de la sentence papale, il n’y a pas de dernier mot – comme le suggère l’Anneau en quoi se métamorphose le Livre.

Georges Connes a rendu les vers de Browning en une élégante et scrupuleuse prose, parfois laborieuse. Pompilia, évoquant de sa vie ce qui fut et ce qui n’eut point de réalité, déclare : «I touch a fairy thing that fades and fades.» Ce magnifique vers se voit changé en : «Ce que je touche, ce sont des choses fées, qui s’évanouissent, s’évanouissent!» On ne relèvera pas beaucoup plus de 116 gaucheries de ce genre. Elles sont rachetées par de précieuses notes marginales et une substantielle étude en fin de volume.

Lorsque cette traduction parut pour la première fois, Georges Perros alerta Jean Paulhan : «Je viens d’attaquer, à voix très haute, l’Anneau et le Livre. Foudre et silex, de quoi faire flamber la planète. Mais non! Je commence à comprendre pourquoi Gide faisait si grand cas de ce monstre.»

Le mot n’est pas trop fort. La grande polyphonie de Robert Browning est une sanglante féerie décasyllabique.

                                                                                                                                                                 



[1] Robert Browning, L’Anneau et le Livre, traduction de l’anglais et «Étude documentaire» par Georges Connes, préface de Marc Porée, Le Bruit du Temps, Paris, 2009, 1424 pages, 39 euros. (Le présent texte fut écrit et publié pour la première fois en 2010. Browning n’est pas plus célébré chez nous en 2018 qu’il ne l’était alors.)

8 janvier 2018

JACQUES MILLE ET LA CARTOGRAPHIE DES CALANQUES

Dans son éblouissant ouvrage Les Calanques et massifs voisins. Histoire d’une cartographie («Grand prix historique de Provence, Maréchal de Villars, 2015» de l’Académie des sciences, lettres et arts de Marseille), Jacques Mille nous rappelle que les Marseillais ont longtemps méconnu, à cause d’un relief qui les rebutait, les merveilleuses calanques pourtant si proches de leur ville qui s’échancrent de Sormiou à Port Miou, entre le cap Croisette et Cassis.[1] Moi-même, la première fois que je les ai visitées, ce fut pour épater des amis californiens, leur montrer que nous avions largement de quoi rivaliser avec Big Sur. Je les persuadai sans mal qu’on pouvait imaginer Jack Kerouac, abrité par les rochers d’En Vau, transcrivant, une nuit de tempête, les sons de la Méditerranée comme il transcrirait ceux du Pacifique, et Henry Miller, dans une maison isolée sur les hauteurs, écrivant Port Pin et les oranges de Jérôme Bosch. Le premier aurait accepté de répondre à l’invitation du second, il aurait disposé, pour grimper, de la Carte touristique des massifs de Marseilleveyre et de Puget, réalisée par l’Institut Géographique National (1ère édition : 1955), enrichie des sentiers jalonnés par le Club alpin français et la Société  des excursionnistes marseillais – à laquelle Jacques Mille ne manque pas de signaler que les randonneurs d’aujourd’hui doivent beaucoup.

Mais que de tâtonnements et d’approximations pour en arriver là !

 

 

 

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Le voyage dans les représentations successives de l’espace côtier commence en 1290 avec la carte-portulan dite pisane, où le tracé de la côte entre Marseille et La Ciotat ainsi que deux poignées d’îles sont reconnaissables. La première nommée de nos calanques (terme dont nous apprenons qu’il ne se substitua à « port » qu’au XVIiIe siècle) est repérable sur l’Atlas catalan du Majorquin Abraham Cresques : il s’agit de portmin (Port Miou). On la retrouve sur la carte-portulan de son compatriote Mecia de Viladestes.

Les premières cartes imprimées, à partir de 1482, n’apportent pas de progrès immédiats, on serait tenté de dire «au contraire» en examinant la «Charte de France» de François de la Guillotière, où une seule échancrure apparaît entre le cap Croisette et La Ciotat. Sa médiocrité, nous explique Jacques Mille, tient «au fait que les cartographes d’alors, pour construire une carte générale, assemblaient en cabinet des cartes régionales provenant de différents auteurs», mais de la Provence, hélas, il n’existait avant 1591 «aucune carte fiable à relativement grande échelle, levée sur les lieux par un auteur en ayant une bonne connaissance…»

Mille annonce ici la carte de Pierre Jean Bompar, suivie de celle de Jacques Maretz, «La coste maritime de Prouvence» (1633), dédiée à son commanditaire, le cardinal de Richelieu, soucieux de protéger la côte de «la multiplication des raids barbaresques». Ces deux cartes illustrent le chapitre consacré aux «débuts d’une cartographie détaillée». C’est sur celle, manuscrite, de Maretz, que les calanques d’En Vau (P. veau) et de Port Pin (P. propin) sont cartographiées pour la première fois. Mille note que Maretz a bien rendu «la vigueur du relief montagneux et abrupt de Marseilleveyre à Cassis, puis au-delà vers La Ciotat» et qu’il a fourni «pour la première fois, un bon aperçu de la nature même de la région […] et de sa côte, avec des indications sur la végétation ou les cultures…» Malheureusement, cette carte manuscrite «n’a pas été connue des éditeurs de cartes et n’a donc pas servi à l’élaboration de cartes gravées». C’est ce qui explique sans doute l’effacement, par exemple, d’En Vau, qui ne réapparaît (sous le nom de Les Veaux) qu’en 1703 sur la carte également manuscrite d’Andrieu, «première représentation exacte de ce littoral». Réalisée grâce à «un levé original», cette carte demeura longtemps secrète, connue seulement de quelques initiés. Jacques Mille la révèle pour la première fois, sur trois splendides pages illustrées. Il consacre également trois pages à la carte de Louis Ferdinand comte de Marsilli, «première vision fiable imprimée de la côte des calanques entre Marseille et Cassis», mais inconnue des cartographes de son temps, car logée dans son Histoire physique de la mer (Amsterdam, 1725).

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Le secret donne des ailes à l’ignorance, laquelle, en retour, le renforce. Parmi les «textes évoquant les calanques et les massifs voisins», Jacques Mille cite une lettre de 1644 de Mlle de Scudéry à Angélique Paulet. Madeleine, qui avait sûrement abattu déjà beaucoup de pages du Grand Cyrus, était venue à Marseille voir son frère Georges, gouverneur malgré lui du fort de Notre-Dame de la Garde. Elle écrit à Angélique : «En vérité, Notre-Dame-de-la-Garde est le plus beau lieu de la nature par sa situation. De la façon dont la place est disposée, il y a quatre aspects différents qui sont admirables. D’un côté, l’on a le port et la ville de Marseille sous ses pieds, et si près, que l’on entend les hautbois de vingt-deux galères qui y sont ; de l’autre, l’on découvre plus de douze mille bastides, pour parler en termes du pays ; du troisième, on voit les îles et la mer à perte de vue, et du quatrième, sans rien voir de tout ce que je viens de dire, on n’aperçoit qu’un grand désert tout hérissé de pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi affreuses que l’abondance est agréable de tous les autres endroits.»

(Ce «grand désert», c’est ce que les Américains appelleront chez eux «wild» ou «wilderness», que le traducteur du Kerouac de Sur la route rend par «région sauvage», «solitudes lugubres», «désordre» ou simplement «désert».) 

Quelques années plus tard, Mlle de Scudéry publiait, sous la signature de son frère gouverneur, Clélie, Histoire romaine. Ce volumineux roman contient, on le sait, la fameuse Carte du Pays de Tendre, ou Carte de Tendre, dont il est dit qu’elle «enseignait par où l’on pouvait aller de Nouvelle Amitié à Tendre : & qui ressemble tellement à une véritable Carte, qu’il y a des Mers, des Rivières, des Montagnes, un Lac, des Villes, & des Villages». Nous ignorons quelle «véritable carte» a en tête le personnage qui s’exprime de la sorte, mais nous voyons celle-ci gouvernée par une symétrie dont la nature n’offre guère d’exemples : un fleuve presque rectiligne traversant l’espace par le milieu, les villages également répartis sur les deux rives, l’estuaire grossi de deux affluents jumeaux, l’un à droite, l’autre à gauche. Combien plus précieuses (sans jeu de mots) sont les indécisions des géographes, qui n’ont pas pour priorité, en principe, de cartographier les passions. Celle qui les anime leur suffit. C’est peut-être pourquoi la géographie n’entrera franchement dans la littérature qu’avec Les Chouans de Balzac, inventeur, dira Julien Gracq, du «travelling aéropanoramique» et par conséquent cartographe.

Madeleine de Scudéry, qui ne l’est que de sentiments bien catalogués, a peur de la mer, de son fracas, de ses désordres. Dans Clélie, lorsque la Terre s’entrouvre entre les deux amants pour les séparer, c’est «avec des mugissements aussi effroyables que ceux de la Mer irritée». Sur la Carte de Tendre, le fleuve Inclination se jette dans la Mer dangereuse.   

*

Pour la cartographie, c’est pourtant de la mer que vient le salut, ainsi que le montre le passionnant chapitre de Jacques Mille sur les cartes marines du XVIIIe siècle. On les doit à une commande des patrons pêcheurs de Marseille, à un pilote des Galères du Roi, à un ingénieur hydrographe de la Marine (Jacques-Nicolas Bellin). Au moment où, dans la littérature française, l’armée, en la personne de Choderlos de Laclos (expert en fortifications et donc en frontières) inventorie les dangers non pas de la mer, mais des liaisons amoureuses, et nous vaccine contre la préciosité, fabricants de cartes civils et militaires suivent des chemins divergents. Analyste sans pareil de leurs œuvres, Jacques Mille affirme que les rares qui, «dans le cercle de la Marine, disposaient d’une cartographie exacte de cette partie de la côte provençale [laissaient] néanmoins circuler, en toute connaissance de cause, des cartes imprimées représentant la côte de façon erronée» – ce qui l’amène à confronter, au chapitre suivant, la carte de Cassini, qui porte un tracé aberrant du littoral des calanques, à la carte du Génie militaire, réalisée en 1777-1778 sous la direction de Jean Le Michaud d’Arçon, innovatrice sur bien des points, dont la toponymie et les chemins, et aux cartes des Ingénieurs de la Marine, plusieurs desquelles renseignent sur les fonds marins.

Tous ces cartographes ont beau parfois ruser lorsqu’ils se copient les uns les autres, aucun emprunt, aucune adaptation, aucune omission accidentelle ou volontaire ne semblent pouvoir échapper à l’œil de celui que nous avons choisi pour guide.  

Le secret militaire ne cesse que dans la seconde moitié du XIXe siècle avec la carte d’état-major au 80 000e. Très exacte mais peu lisible avec ses hachures, qui ont dû faire pester beaucoup d’étudiants en géographie, elle suscite critiques et améliorations notables de la part de la Société des excursionnistes marseillais. Des nombreuses surprises que les dernières pages du livre de Jacques Mille nous réserve, je ne mentionnerai que la Carte des Fjords Provençaux. Calanques entre Marseille-Veyre et Cassis, réalisée vers 1920 pour les Excursionnistes marseillais par A. Le Boulh.

N’allez pas en déduire que Les Calanques et massifs voisins. Histoire d’une cartographie nous propose une simple randonnée. On prend certes plaisir à feuilleter ce livre, à le parcourir, à en contempler les illustrations comme les tableaux ou les gravures d’une galerie. Mais il importe de se plier en outre au va-et-vient minutieux que l’auteur maintient de bout en bout entre un texte concis à l’extrême, pimenté de termes régionaux tels que «bouscatier», «mounine», «madrague», et des cartes que leur ambition de repousser, à l’époque où on les dessine, les frontières de l’irreprésentable, suffit, aussi limpides soient-elles, à rendre énigmatiques.[2]

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Jacques Mille, Les Calanques et massifs voisins. Histoire d’une cartographie, 1290- XXe siècle, 128 pages, 108 illustrations, préface de Georges Aillaud, président du Comité du Vieux-Marseille, Naturalia publications, Turriers (Alpes-de-Haute-Provence), 2015, 24 €.

[2] Il n’est pas saugrenu que les plus anciennes nous fassent songer aux peintures rupestres préhistoriques. Jacques Mille nous signale que certaines de celles-ci, selon certains chercheurs, pourraient être « analysées comme étant des cartes ». 

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