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Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
17 novembre 2012

La double vie d’Andrzej Kuśniewicz

L’Encyclopaedia Universalis vient d’annoncer le lancement de sa dernière édition sur papier. La prochaine sera entièrement numérique. Le moment se prêtera au rajeunissement de certains articles. De celui, par exemple, qui est consacré à l’écrivain polonais Andrzej Kuśniewicz.

D’autres encyclopédies et dictionnaires feront bien de s’y mettre aussi, dont les rédacteurs furent influencés par les notices biographiques volontairement erronées que diffusèrent, surtout dans les années 1970-1980, les organes de la Pologne communiste chargés de la propagande littéraire, et par les vantardises d’un romancier familier de la ville et des aventures de Tartarin.

En France, il est couramment admis que Kuśniewicz, d’une famille de petite noblesse, entra dans la carrière diplomatique vers 1936, qu’il participa à la Résistance française et qu’après avoir été libéré du camp de Mauthausen, il fut consul de Pologne dans deux ou trois villes de France. Certains allèrent jusqu’à affirmer qu’il l’avait été à Toulouse avant la guerre. Sur ses fonctions dans la diplomatie, les variantes sont multiples. Curieusement, personne ne se donnait la peine de consulter les annuaires. Je ne le fis moi-même que tardivement, après avoir lu dans l’ouvrage de Joanna Siedlecka, Nom de code "Lyrique". La Sécurité et les gens de lettres, l’étonnant chapitre consacré à Andrzej (André).

Tel fut, en effet, pendant de longues années le pseudonyme transparent de Kuśniewicz pour la police secrète polonaise à laquelle, après avoir été rappelé en Pologne, il fournit des rapports sur nombre de ses collègues polonais et même français de passage (tel Dominique de Roux), tout comme, consul à Lille en 1949-1950, il en avait rédigé sur des Polonais du nord de la France qui choisissaient de rentrer au pays. La police secrète le récompensa en faisant subventionner sa promotion dans certains pays occidentaux, en particulier en France. Ses qualités d’écrivain facilitaient une propagande qui, en devises, coûtait fort cher. On espérait à Varsovie qu’il obtiendrait le prix Nobel de littérature et que la Pologne populaire y gagnerait en prestige. Cette distinction lui échappa, mais il devint membre associé de l’Académie Goncourt.

Parmi les perles récoltées en France à son sujet dans les dictionnaires, on relève : «À la libération, il devient consul de Pologne à Strasbourg, Lille et Toulouse (1945-1949), puis regagne la Pologne marxiste où il affiche un désintérêt absolu à l’égard de toute idéologie et de toute activité politique.»

Kuśniewicz ne fut jamais consul à Strasbourg ni à Toulouse. Vers la fin de la guerre ou peu après, il avait adhéré au parti communiste dans des conditions qui restent mystérieuses. Sur son rôle, réel, dans la Résistance, il convient de consulter l’ouvrage de Jean Medrala indiqué ci-dessous.

À la décharge des dictionnaires et encyclopédies, soulignons que Kuśniewicz trouva en France parmi les critiques des oreilles complaisantes, non seulement envers son œuvre, qui bien que confuse propose une agréable musique, mais envers le personnage de diplomate fils de hobereau, indifférent au monde actuel, qu’avec l’aide de la police secrète de son pays, il s’était fabriqué. Une rapide plongée dans les archives m’a permis de découvrir que les services de renseignements français se révélèrent plus perspicaces.   

En 1980, Sanda Stolojan décrivait L’État d’apesanteur comme un «grand livre […] composé par un Polonais du monde d'autrefois mais qui vit en Pologne sous le régime communiste».

Georges Lisowski, préfaçant sa traduction du même roman, le donnait en exemple de «cette littérature supranationale […] et véritablement européenne», issue de l’Autriche-Hongrie, «que continuent d’écrire dans leurs idiomes respectifs les ex-citoyens de cet empire écroulé : Kafka, Musil, Doderer, Roth en allemand, Hasek en tchèque, Krleža en serbo-croate, Bruno Schulz…». Pour la propagande varsovienne, cette énumération saugrenue tombait à pic. Faisant barboter tous ces auteurs dans une Mitteleuropa fantomatique, elle invitait à croire, comme le souhaitaient les dirigeants polonais d’alors, qu’entre l’est et l’ouest de l’Europe les frontières étaient moins rigides qu’il n’y paraissait.

Kuśniewicz, bien que né dans une province éloignée de la Cacanie, ne ressemblait guère à Robert Musil, mais ce rapprochement était destiné à l’exportation. En Pologne, où la traduction de L’Homme sans qualités ne parut qu’en 1971 (14 ans après la traduction française par Philippe Jaccottet), c’est Egon Naganowski, avec Le Voyage sans fin (pas plus connu en France que son livre sur Joyce, Télémaque dans le labyrinthe du monde), qui s’efforça le mieux de faire connaître Musil. À Poznan où il habitait, Naganowski avait participé aux émeutes de juin 1956, celles qui attirèrent des tanks dans les rues.  Il y avait même été blessé. Il était surveillé depuis lors par la police secrète.    

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Bibliographie :

Joanna Siedlecka, Kryptonim "Liryka". Bezpieka wobec literatów, Varsovie, Prószynski i S-ka, 2008. (Cet ouvrage s’appuie sur les nombreux documents archivés en Pologne à l’Institut de la Mémoire Nationale, l’IPN.)

Jean Medrala. Les Réseaux de renseignements franco-polonais, 1940-1944, L’Harmattan, 2005.

Adrien Le Bihan, «Andrzej Kuśniewicz écrivain et espion», Sigila, revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret, n°30, automne-hiver 2012, «L’Espion» (Gris-France, 21 rue Saint-Médard, 75005, Paris).

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