Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
15 décembre 2012

Louis Gillet fustigeant la lèpre de Marseille

Le 21 octobre 1942, la revue Marseille publia un lamentable texte de Louis Gillet, de la Revue des Deux Mondes et de l'Académie française. Certains s'efforçant de le faire oublier, il me paraît nécessaire de le remettre en mémoire.

Depuis qu’elle avait été placée sous tutelle de l’État, Marseille était administrée par un préfet délégué. Pas plus que les autres villes sous Pétain, elle n’avait de conseil municipal élu. En 1942, le projet d’aménagement de la ville commandé à Eugène Baudouin, préconisa la destruction d’une partie du très ancien quartier bordant la rive nord du Vieux-Port. L’administrateur extraordinaire, Pierre Barraud, passa, pour la reconstruction future, une convention avec une société immobilière.

Autant que Leopold Bloom et les bordels d’Ulysse, Gillet haïssait ce lacis de ruelles qui avait mis en verve le Claude McKay de Banjo. On y rencontrait des gens de toutes couleurs et nationalités, pêcheurs, poissonnières, dockers, artistes, clochards, trafiquants, sans oublier les putains et maquereaux du quartier réservé, installé là sous Napoléon III, et les marins de passage.

Ci-dessous, la rue de la Reynarde (une des plus mal famées) en 1942:

 

11_13000_marseille_1942_rue_du_vieux_port_wl609

© Erik Mombeeck 2000-2007 

L’académicien ne se fit pas prier pour soutenir l’aspect du plan Baudouin qui retenait le plus son attention. Dans la revue de la municipalité, tout comme il avait précédemment chanté l’accueil des Marseillais à Pétain («la clameur d’une multitude et le grondement d’une mer»). il écrivit:

«Sur la colline des Accoules, entre l’hôtel de ville et la Major, gîte une Subure obscène, un des cloaques les plus impurs où s’amasse l’écume de la Méditerranée, triste gloire de Marseille, dans une décrépitude et un degré de pourriture dont à peine, sans l’avoir vu, on pourrait se faire une idée; il semble que la corruption, la lèpre, gangrènent jusqu’aux pierres. Cet enfer vermoulu, cette espèce de charnier en décomposition, est un des lieux du monde où la tuberculose fait le plus de ravages. C’est l’empire du péché et de la mort. Ces quartiers jadis patriciens abandonnés à la canaille, à la misère et à la honte, quel moyen de les vider de leur pus et de les régénérer?»

La réponse ne tarde pas. Le 12 novembre 1942, les troupes allemandes, qui viennent d’envahir la zone sud, occupent Marseille. Des attentats en résultent, qui tuent des officiers et des soldats allemands. Le 24 janvier 1943, un communiqué de la préfecture annonce que «pour des raisons militaires et afin de garantir la sécurité de la population, les autorités militaires allemandes ont notifié à l’administration française l’ordre de procéder immédiatement à l’évacuation du quartier nord du Vieux-Port. Pour des motifs de sécurité intérieure, l’administration française avait, de son côté, décidé d’effectuer une vaste opération de police afin de débarrasser Marseille de certains éléments dont l’activité faisait peser de grands risques sur la population. L’administration française s’est efforcée d’éviter que puissent être confondues ces deux opérations.»

On ne peut s’empêcher néanmoins de tenir pour complémentaires, d’une part, les plus de 6 000 arrestations et les 40 000 vérifications d’identité que cette administration se flatte d’avoir effectuées dans la ville, d’autre part, la fouille, l’évacuation et la destruction du quartier de la rive nord du Vieux-Port. Cette seconde opération fut conduite par des milliers de policiers et gendarmes français, sous la surveillance du 10e régiment de police SS dépêché spécialement.

Plus de 20.000 personnes durent abandonner leur domicile. Beaucoup furent momentanément transportées dans un camp de Fréjus. Près de 1650, dont environ la moitié de Juifs, furent expédiées dans des camps de concentration allemands. Au mois de février, les soldats du génie allemand firent sauter près de 1500 maisons. Quatre places et une cinquantaine de rues furent anéanties.

On aimerait savoir si Gillet, qui semble s’être racheté par la suite, regretta son article. 

Ce n’est pas le projet en soi, aussi contestable soit-il, qui est en cause dans son article d’octobre 1942, mais la caution intellectuelle et morale qu’en des termes choisis l’académicien, historien de l’art, de la Revue des Deux Mondes apporte à un administrateur directement subordonné à Laval, trois mois après la rafle du Vélodrome d’Hiver. La seule chose que l’on ne puisse reprocher entièrement à Gillet, c’est que ses vœux aient été exaucés sur ordre d’Hitler.

Dans Marseille, janvier 1943. Opération Sultan (réalisé en 2004, diffusé en DVD depuis 2010 par Les Productions du Lagon), Jean-Pierre Carlon montre fort bien, photos et témoignages de survivants à l’appui, que l’immense rafle, l’évacuation et la destruction se déroulèrent de bout en bout dans le cadre d’une coopération d’État.

Le DVD contient aussi les interviews de deux historiens marseillais. Ils exposent les motifs des hauts responsables nazis: non pas simplement, comme le veut une certaine légende, empêcher des déserteurs de la Wehrmacht de se procurer des faux papiers et des vêtements civils chez les prostituées qu’ils fréquentent, mais débusquer d’éventuels auteurs d’attentats, se débarrasser, avant un possible débarquement allié, d’un repaire supposé de résistants. Et les motifs des administrateurs français : annihiler l’enfer vermoulu, ouvrir la voie au plan Baudouin. Tous ces mobiles (et le mobile commun de la chasse aux Juifs) convergent et s’entremêlent. Le spectateur peut saisir à quelles tractations se livrent occupants et collaborationnistes. Robert Mencherini (après avoir lu la lettre de protestation adressée à Laval par l’abbé Caillol, curé du quartier) souligne que, si les «fantasmes raciste et anti-marseillais» ont joué, la cause première fut une décision stratégique des nazis. Anne Sportiello rappelle opportunément que le périmètre de démolition coïncide de manière troublante avec celui que prévoyait le plan Baudouin. Les deux historiens citent un fragment de l’article de Gillet.        

Jean-Pierre Carlon a eu la bonne idée d’insérer dans Opération Sultan une image d’explosion empruntée à Seven Thunders (Les Sept Tonnerres), de Hugo Fregonese, qui offre une spectaculaire reconstitution du dynamitage. L’intrigue romanesque de ce film britannique ne permet pas de comprendre tout ce qui s’est exactement passé en janvier et février 1943, mais certains extérieurs, tournés en 1957 dans le secteur qui avait été épargné, apportent le plus cinglant démenti à celui qui prétendait sauver les pierres de la lèpre en invitant à les détruire.

*

1965. Ernst Jünger passe par Marseille. 22 ans plus tôt, il appartenait à l’état-major parisien de la Wehrmacht, où il relevait du commandant militaire Carl-Heinrich von Stülpnagel. Il avait un bureau à l’hôtel Majestic. Le 25 septembre 1965, il note : «Je déplore que mes compatriotes aient fait sauter le quartier du Vieux Port, bien que cette destruction n’ait pas déplu à bien des Français. Le mot d’"assainissement" a un certain arrière-goût. Au Majestic, on faisait circuler une documentation photographique de la Propagandakompanie; sous l’une de ces images, où l’on voyait les ruines voler en l’air, je lus le commentaire : "La culture allemande se fraye un chemin." Le même soir, je la montrai à Heinrich von Stülpnagel, qui hocha pensivement la tête.»[1]

 

Ci-dessous, un contrôle de police sur le Vieux-Port en janvier 1943:

 

Bundesarchiv_Bild_101I-027-1474-35,_Marseille,_Hafenviertel

 

 


[1] Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface. Journal 1965-1970, traduit de l’allemand par Henri Plard, Gallimard, 1984. Stülpnagel fut, comme on le sait, exécuté en 1944 pour avoir participé à un complot contre Hitler.

Publicité
Publicité
Commentaires
Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
Publicité
Archives
Publicité