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Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
6 octobre 2013

Henri Michaux, K.C.S. Paniker : une rencontre pas seulement fictive

Lorsqu’en février 1932, quinze ans avant l’indépendance de l’Inde, Michaux déambula dans Madras (comme s’appelait alors Chennai), Paniker, qui avait grandi au Kerala, s’y trouvait. Il ne peignait pas encore et Michaux était moins attiré par les artistes en activité que par l’homme de la rue, qui pourtant l’exaspérait.

C’est dans un aquarium que quelque chose de beau lui sembla au rendez-vous : la prunelle noire d’un poisson rayé. Son Barbare en Inde, première partie d’Un barbare en Asie, affirme : « Les Indiens n’ont pas actuellement la préoccupation de la beauté. […] Leurs peintures et leurs sculptures furent pourtant si belles et le furent presque malgré eux. » Michaux prétend avoir remarqué, dans le Sud de l’Inde, «en tout et pour tout», une seule jolie femme. Elle se confond, semble-t-il, avec l’actrice tamoule K.B. Sundarambal, alors âgée de vingt-quatre ans : «cantatrice merveilleuse, la seule très  belle femme dravidienne que je vis, et du plus vrai talent». La même année, devenue veuve, elle se retira momentanément. Elle n’accepta de faire sa rentrée dans un film religieux, Nandanar, que pour un salaire considérable. Un critique assura que les meilleurs acteurs en étaient un cocotier, un buffle et une chevrette.

En 1967, en compagnie de Jean Deloche, de l’École française d’Extrême-Orient, et de sa femme Janine, j’eus plusieurs entretiens avec K.C.S. Paniker, peintre désormais reconnu, environné de disciples, qui venait de fonder, non loin de Madras, le Village d’Artistes de Cholamandal. Un petit livre qui lui était consacré portait Love sur la couverture. 

Il nous parlait de Gauguin, d’Ajanta et d’Ellora. Il fut question aussi du Barbare en Asie, dont la traduction par Sylvia Beach était introuvable en Inde. La Connemara Library de Chennai venait d’acquérir un exemplaire de Connaissance par les gouffres dans la version anglaise : Light Through Darkness – un titre fait pour plaire aux pèlerins des années psychédéliques. De Barbare en Asie, pas trace. Alors qu’à Majorque, les insulaires vous fourguent sans scrupules un livre de George Sand qui les insulte, ce Barbare, où Borges ne voit «ni une apologie ni une attaque, mais les deux à la fois, et bien d’autres choses en plus», demeurait à Madras nul et non avenu. Pour comble, le catalogue de la Connemara avait rangé Light Through Darkness parmi les ouvrages de médecine.

Je ne me souviens plus qui fit sourire Paniker en lui résumant l’éloge par Michaux de Sundarambal, qui, en ce temps-là, se produisait encore sur scène et au cinéma. Paniker exprima à son sujet les plus expresses réserves. Nous avions omis de lui préciser que notre barbare avait peuplé sa louange d’ombres insolites : «Elle semblait avoir, à la fois, du sang dans le corps, et du pétrole. Quand elle apparut, elle écrasa les autres femmes (qui étaient des hommes).» On avait prévenu Michaux que des acteurs tenaient des rôles féminins. (Nandanar la montre, inversement, dans le rôle de ce saint intouchable.)

C’est en 1967 justement que Michaux rompit les amarres de son livre, l’abandonnant à son destin : «… ce voyage était mal parti, reconnaissait la nouvelle préface. Je ne vais pas le rattraper.»

N’allons pas lui reprocher, à ce Barbare qui depuis lors navigue sans capitaine, que la peinture indienne moderne en soit absente, car c’est après l’indépendance qu’elle naquit, ce qui n’alla pas sans de solides empoignades avec l’académisme local. Paniker fut un de ceux par qui elle s’affirma.

Au Musée de Thiruvananthapuram, capitale du Kerala, la galerie qui expose une cinquantaine de ses œuvres vient d’être restaurée. Lors de la réouverture officielle, Sumitra Menon, la fille de Paniker, a confié (propos rapportés par The New Indian Express) qu’il avait toute sa vie rêvé d’un musée pour ses peintures : «Il ne se souciait guère de l’argent. Il voulait seulement être connu comme un artiste, par ses œuvres. Dix ans avant sa mort, il avait cessé de vendre des tableaux.»

Ce retour au Kerala, le pays des ancêtres, dont la langue est le malayalam, suggère de prolonger les entretiens de 1967. Outre que Michaux s’intéressait aux mangliers, nombreux au Malabar, qui lui ont peut-être suggéré ses émangloms[1], deux observations du Barbare en Asie m’y incitent. «Tout se mouille en consonnes dans le malayalam» ; et surtout : «L’Indien aime les recettes, les codes, les chiffres, les symboles rigoureux, la grammaire.» À son insu, Michaux annonce (écartons les recettes) le Paniker des années 1960, qui inscrivait des mots et symboles sur ses toiles.   

 

 

 

 

 



[1] Voir mon billet: «Beneyto barbare à Barcelone».

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