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Le blog d'Adrien Le Bihan et des éditions Cherche-bruit
14 novembre 2013

Kronos, de Witold Gombrowicz

Comme je m’y attendais[1], ce journal secret (je viens de le lire en polonais) ne passera pour une provocation posthume qu’aux yeux de gens qui n’ont pas lu Gombrowicz ou qui ont intérêt à lui organiser une publicité tapageuse.

Ces notes laconiques vont de 1922 à 1969. Rita Gombrowicz assure, dans sa préface, qu’il commença à les aligner vers la fin de 1952, peu après s’être mis au Journal que nous connaissons. Pas étonnant que la partie polonaise initiale soit la plus brève. La partie argentine (1939-1963), quoique proportionnellement moins fournie que le dénouement français, est à la fois la plus longue et la plus intéressante.

Certains prétendent que Gombrowicz ne souhaitait pas la publication de Kronos. Ce titre, choisi par lui, apporte un argument décisif à leurs adversaires. Gombrowicz pensa-t-il au Spute dich, Kronos, de Goethe ? Ce n’est pas impossible.

On voit naître dans Kronos, comme des bulles au fond d’une eau qui va bouillir, le projet du roman Cosmos. L’ébullition commence en octobre 1960. On est à la page 247. Gombrowicz se demande si ce sera un roman policier. Dans la marge, plusieurs petits ronds. Ils jouent le même rôle que les croix du Journal de Benjamin Constant. En face de ces ronds, les traces, plus nombreuses, de jeunes amis, éphémères ou durables. Vers le début de Cosmos, on trouve : « pourquoi des mains normales ne toucheraient-elles pas d’une façon anormale, voire crapuleuse ? » En 1964, ce livre est fini. Entre-temps, Gombrowicz note avoir lu Le Sabbat, de Maurice Sachs [2], trois livres de Thomas Mann, Saint Genet, comédien et martyr, Querelle, des extraits des Mémoires de Saint-Simon, et on devine qu’il se hâta d’ouvrir L’Entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, de Lapassade.

Gombrowicz se regarde, s’étudie, se dédouble, s’observe de l’extérieur à travers ses personnages. Catherette, de la pension de famille de Cosmos, a comme lui une lèvre supérieure qui déborde. Il s’incarne en Maître Flor dans Opérette et surnomme Flor (ou Flor de Quilombo, Florquillo) son jeune ami Mariano Betelú.

 Le narrateur de Cosmos, à propos de Léna qui est mariée, se demande : « Comment étaient-ils ensemble, tout seuls, que faisait-il avec elle, elle avec lui, l’un avec l’autre ?... Pouah, trouver ainsi un homme aux côtés de la femme qui vous intéresse, cela n’a rien de plaisant… mais c’est pis encore lorsqu’un tel homme, avec qui vous n’avez rien de commun, devient aussitôt l’objet de votre curiosité (forcée) et que vous devez deviner ses tendances et ses goûts les plus secrets ; il vous faut, malgré votre répugnance, le sentir à travers cette femme. Je ne sais ce que j’aurais préféré : ou que, attirante par elle-même, elle devînt par sa faute à lui repoussante, ou qu’elle se révélât plus attirante à travers l’homme qu’elle avait choisi. »

La lecture du Journal de Gide, en avril 1952, avait incité Gombrowicz à publier régulièrement le sien. On découvre que huit ans plus tard, au moment où il va se lancer dans Cosmos, il le relit. En 1964, il enregistre avoir logé à Cabris dans la même chambre que Gide. C’est à se demander si les sarcasmes que Gide parfois lui inspire ne dissimulent pas une sorte de jalousie.  Kronos nous met en présence d’un homme souvent souffreteux, geignard, craintif, dressant à la fin de chaque année de courts bilans de santé, littéraires, érotiques, financiers, dignes de l’employé de banque qu’il fut à Buenos Aires, et où la littérature n’est pas forcément la valeur la plus sûre. Exemple pour 1955 (je résume) :

 « Financièrement année heureuse…

Santé : pas la pire. Au début difficultés de respiration. Inhalations. Ensuite, mal à la prostate et aux dents. À la fin : le foie.

Littérat. : rien de spécial. J’ai commencé un nouveau roman…

Érot. : pas mal, plutôt tranquille, 15.

S’il y avait davantage d’années comme ça !... » 

À la différence de bien des pages de son œuvre, Kronos donne l’impression que Gombrowicz, sous les masques innombrables, les divertissements, les joies furtives, fut toute sa vie, avec de brefs répits, profondément malheureux.

Un lundi de la même année, il inscrit dans son Journal : « La police de Buenos Aires vient de procéder à une rafle sérieuse dans le milieu du Corydonisme local […]. On a arrêté quelques centaines de personnes. Mais que saurait faire la police contre la maladie ? Peut-elle fourrer le cancer en prison ? Ou mettre le typhus à l’amende ? Mieux vaudrait découvrir le subtil bacille du mal qu’essayer d’en étouffer les symptômes. Qui, au fond, est ici malade ? Seulement les malades ? Ou aussi les bien portants ? C’est juger d’une manière bien étriquée que de voir là une simple "perversion sexuelle". Perversion, à coup sûr – mais de quelle origine ? […] Enfin, ne sentez-vous pas qu’ici votre santé elle-même bascule dans l’hystérie ? »

Kronos nous apprend (c’est une des révélations de ce livre de bord) que Gombrowicz, rôdant près des gares du Retiro, racolant tantôt un soldat, tantôt un marin, eut des ennuis avec la police argentine pour les mêmes raisons. Déplacée pourtant paraît, dans le fragment de Journal ci-dessus, l’allusion au petit livre virgilien de Gide. Sans doute, Gombrowicz tenait-il à user d’un euphémisme. Kronos n’en confirme pas moins que rien ne lui est plus étranger que l’humour de Corydon, et l’espiègle détachement qui amène Gide à citer l’abbé Galiani : « L’important n’est pas de guérir, mais de vivre avec ses maux. » Attitude qui en 1924 (Gombrowicz avait alors vingt ans) n’allait pas de soi.



[1] Voir mon billet du 2 mars 2013.

[2] La note sur Sachs a dû laisser le lecteur polonais sur sa faim.

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